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Appropriation culturelle et représentation des minorités au Québec

La lettre intégrale qui devait être publiée dans le journal Métro ce matin

La lettre intégrale qui devait être publiée dans le journal Métro ce matin

Ce matin, je me faisais une joie de me rendre à la station de métro Radisson afin de me procurer l’édition week-end du Journal Métro. En effet, ma première lettre ouverte allait être publiée aujourd’hui en version papier dans un quotidien.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, par curiosité, je m’empressai d’ouvrir la version virtuelle de l’édition d’aujourd’hui pour m’apercevoir que l’essence même de ma lettre avait été tronquée au montage. Certes, je m’attendais bien à ce que mon texte de 1700 mots subisse des modifications lors de l’impression, mais je pensais qu’on aborderait au moins la question de la représentation des minorités au Québec, ce qui ne fut pas le cas.

Voici donc, en couleur, les sections qui ont été omises dans la version papier de la publication papier du journal Métro du vendredi 15 janvier 2021.

Capture d’écran de la tribune libre de l’édition virtuelle du journal Métro du 15 janvier 2021.
« Tout d’abord » est encerclé est rouge car il indique la première partie de mon analyse.
En orange, les parties manquantes de la lettre ouverte.

Montréal, 11 janvier 2021

Le sujet épineux de l’appropriation culturelle a fait couler beaucoup d’encre, de salive et encore plus de larmes au Québec au cours des dernières années. Les différents partis d’intérêt se sont exprimés sur la question tout en maintenant le statu quo. Pour ma part, je crois qu’il est temps d’abandonner ce débat stérile afin d’aborder la vraie question québécoise enfouie sous la polémique attisée par les médias sociaux et traditionnels ainsi que par les militants représentant les communautés marginalisées et racisées au Québec. Selon moi, le problème des minorités au Québec est un problème de représentation et non d’appropriation culturelle.

Tout d’abord, avant d’aborder la question de la représentation des minorités au Québec, j’aimerais exposer mon point de vue par rapport à l’appropriation culturelle de manière générale. À mon avis, tant qu’elle ne sert pas à des fins mercantiles, de dénigrements, ou de négation d’individus s’identifiant à un groupe n’appartenant pas au groupe normatif (dominant), l’appropriation culturelle est acceptable et même souhaitable pour l’avancement des arts, de la culture et des sociétés dans lesquelles nous vivons. Auquel cas, certains privilégient le terme d’appréciation culturelle au terme d’appropriation culturelle. Dans le contexte de cette lettre, j’adopterai le terme d’appropriation sans apporter de distinction entre les concepts.

D’un point de vue artistique, l’artisan aspire à ce que le public qui consomme son art puisse l’admirer, l’apprécier, s’y identifier, l’interpréter, l’analyser, le démonter, le reprendre, s’en inspirer, se l’approprier. Si les anciens esclaves des États-Unis ne s’étaient appropriés les récits bibliques et la musicalité des chants religieux anglo-saxons, il n’y aurait pas eu de Spirituals. Or, sans Spirituals, il n’y a ni Blues, ni Jazz, ni Swing, ni RnB ni Gospel. De même, si Jean-Jacques Goldman ne s’était approprié le Zouk, nous n’aurions pas eu le tube des années 90, « À nos actes manqués » dont je raffole encore tant aujourd’hui. Ainsi, l’art et la culture sont au bénéfice de tous et pour tous, tout comme les sports et la science.

Interdirait-on aujourd’hui à des athlètes jamaïcains de concourir aux Jeux olympiques d’hiver en bobsleigh ? Ou un chercheur empêcherait-il des scientifiques appartenant à d’autres disciplines de reprendre ses travaux dans le but de faire avancer la science ? Pour quelles raisons devrions-nous bloquer les individus n’appartenant pas à notre milieu en les empêchant d’utiliser des éléments culturels de la communauté dont nous faisons partie pour les faire évoluer à l’extérieur de son écosystème ? En y réfléchissant bien, toutes les fois où un artiste s’approprie un élément extérieur à sa réalité, il s’expose systématiquement à la critique ou parfois même au mépris de certains membres de la communauté d’emprunt. Alors, qu’avons-nous réellement à perdre à permettre que l’un et l’autre s’approprient des parcelles de « notre » culture ? Au pire, il en subira le courroux, au mieux, nous nous en sortirons tous enrichis.

Quoi donc ? On accepterait volontiers que la petite Wideline Jean pratique le ballet, mais on résisterait au fait que la petite Julie Tremblay intègre la troupe de gumboot de son quartier par souci d’appropriation culturelle. Pourtant, chacune abordera son art de prédilection avec sa propre essence, sa propre interprétation ainsi qu’avec ses propres clichés. Dans les deux cas, les fillettes seront sujettes à la critique et à l’évaluation d’une extrême sévérité du milieu dans lequel elles auront choisi d’évoluer. On insinuera que Wideline n’est pas assez raffinée, on lui dira qu’elle manque de délicatesse et de retenue alors qu’on reprochera à Julie son manque de « stamina » ou de « swag », en lui soulignant que ces mouvements ne sont pas assez brusques ou saccadés. En choisissant de poursuivre leur voie au sein du milieu d’appropriation respectif, elles redoubleront d’efforts face au jugement qui sera porté sur ce qu’elles produiront afin d’atteindre un certain niveau de perfection. Ce qui est bon pour l’une doit être admissible pour l’autre.

Ne soyons donc pas de ceux qui mettent des bâtons dans les roues en alimentant des débats stériles et efforçons-nous plutôt de propulser les rêves de chacun des individus de la société. Je ramène ici le terme « débats stériles », car jusqu’à présent, les différentes interventions de part et d’autre de la joute n’ont porté, selon moi, aucun fruit. Rien ne change. Le statu quo persiste.

D’une part, on dénonce le fait de ne plus être en mesure d’interpréter ou de créer de l’art qui soit inspiré d’éléments des courants minoritaires sous peine d’être censuré, annulé, mis au banc des accusés ou injurié. Ils ont raison. D’autre part, les militants de ces minorités s’indignent face à la perpétuation de clichés dont la culture dominante a inlassablement recours lors de la création ou de l’interprétation d’œuvres empruntées. Ils ont eux aussi raison. Si tous ont raison, c’est que nous dépensons trop d’énergie là où il n’y a plus lieu de débattre.

Aussi longtemps que les individus appartenant à la culture dominante au Québec demeureront sur la défensive face aux enjeux du multiculturalisme et de la diversité, ils continueront à se sentir menacés et brimés dans leurs droits et libertés. De même, en continuant à concentrer les efforts sur la censure, ou sur qui a le droit d’interpréter telle ou telle œuvre en fonction de son pedigree, nous diluons progressivement le message que nous souhaitons transmettre à la culture dominante. Car l’enjeu québécois se situe au niveau de la représentation des communautés minoritaires au sein de la culture et de la société québécoise.

Il est temps de cesser de nourrir la polémique et de s’attaquer aux vrais enjeux de société. Nous devons sortir de ce grand malaise, de la dénonciation et des démonstrations de forces afin d’exposer clairement le besoin et les revendications des différentes communautés qui composent la société.

En ce sens, je souhaite m’adresser directement au producteur québécois Louis Morissette qui a rédigé et publié une lettre d’aveu (de culpabilité ?) dans le magazine Véro en août 2020.

M. Morissette, je me permets de m’adresser directement à vous dans cette lettre ouverte, car vous avez démontré de l’empathie et de l’ouverture face à certains enjeux dont les communautés noires ont à faire face encore aujourd’hui. De plus, je crois que vous possédez en main des outils qui peuvent contribuer à modifier le statu quo qui persiste dans le milieu culturel québécois.

Premièrement, j’aimerais vous remercier d’avoir publiquement reconnu avoir manqué d’ouverture par rapport à ce que vivent les communautés noires dans le monde et plus particulièrement au Québec. Vous n’aviez pas à le faire, pourtant, vous avez décidé de vous prononcer publiquement face à l’inacceptable. Cela étant dit, avec tout le respect que je vous dois M. Morissette, des « excuses » masquées sur fond d’aveu ne font pas beaucoup avancer les choses sur la scène culturelle québécoise. Je suis de ceux qui croient que les mots doivent être accompagnés par des actes concrets.

Bien que la couverture du numéro de l’automne 2020 du magazine de Véro fut magnifique, je me permets de vous en demander plus. Car en dépit du fait que l’on entende plusieurs « Québécois de souches » se targuer d’inclure beaucoup plus de minorités culturelles dans leurs émissions de télévision et cinématographiques qu’auparavant, la réalité est que la diversité dont nous sommes témoins dans les petits et grands écrans québécois est une diversité assimilée. C’est une diversité qui colle à la culture de la majorité historique dans son parler, dans la dynamique des relations interpersonnelles qui y sont présentées, dans ses loisirs, ses valeurs et dans ses croyances. En d’autres termes, on ne voit qu’une diversité « acceptable » aux mœurs jugées « convenables » face aux valeurs québécoises. J’ai l’impression que tant qu’on vous ressemble dans la forme, ce n’est pas nécessaire de mettre de l’effort dans le fond de ce qui est présenté des minorités.

Pour vous donner un exemple, je suis née à Montréal de parents haïtiens qui ont immigré au Québec à la fin des années 70. Pourtant, depuis mon enfance, je ne me souviens pas avoir vu le foyer d’une famille standard racisée dans un feuilleton québécois. Certes, il y a eu dans les années 90, la télésérie « Jasmine » mettant en vedette Linda Malo dont le personnage avait un père d’origine haïtienne. Toutefois, dans mon souvenir, il n’y avait pas de scènes familiales dans cette série. Récemment, il y a eu « La marraine » mettant en vedette Claudia Ferri. On s’entend toutefois sur le fait que le portrait de cette famille originaire d’Amérique latine n’est pas représentatif des familles Latina vivant au Québec. N’est-ce pas ?

Il est vrai que je ne consomme pas beaucoup de produits de la culture québécoise. Toutefois, il me semble que lorsque je vois des Noirs ou des Asiatiques représentés à la télévision d’ici, les personnages sont soit « sans famille » (présentés sans contexte familial ou personnel) soit adoptés par un couple de Québécois « pure laine ». Entre nous, il est peu probable que tous les Vietnamiens vivant au Québec aient été adoptés par de gentilles familles québécoises « de souche » … Ainsi, il me semble que les minorités soient représentées comme des individus parfaitement intégrés, et même assimilés à la culture dominante.

D’autres parts, lorsqu’une tentative est réalisée pour inclure des histoires propres aux communautés racisées dans les films ou téléromans québécois, ces histoires sont trop souvent farcies de clichés. Nous assistons alors soit à un portrait aseptisé de toutes caractéristiques culturelles distinctes, soit au festival des cultures du monde. Et pour cause, nous sommes présentés tant dans la fiction que dans les émissions de réalité par le prisme du Blanc. On nous voit constamment au travers de vos yeux. Or, je dois avouer, nous aimons rarement ce que vous percevez de nous.

Le travail de représentation qui doit être exécuté ne se résume pas à ajouter des individus des communautés multiculturelles dans divers rôles du petit et du grand écran. Il s’agit plutôt d’accepter de voir ce Québec qui change et qui s’enrichit de diverses façons de vivre et de voir le monde. C’est d’ajouter l’histoire et la voix de nouvelles et d’anciennes générations de Québécois racisés qui s’identifient non pas par sa langue, mais par son héritage multiculturel et diversifié.

Quand oserez-vous nous donner la parole afin que nous puissions nous raconter ? Quand pourrons-nous vous parler de nous, de nos vies, de la façon dont nous percevons les enjeux de société actuels, des obstacles que nous avons à surmonter sans que ça soit un film sur le gangstérisme de Montréal-Nord ou sur le cartel colombien du quartier Villeray ? Quand pourrons-nous regarder au petit écran un sitcom nommé Wilda ou Amira scénarisé et réalisé par une relève issue des minorités ?

M. Morissette, vous avez les relations, les moyens, l’influence et les outils pour que ce type de projets voient plus fréquemment le jour au Québec. C’est pourquoi je fais aujourd’hui appel à vous afin que nous puissions ensemble surgir de l’immobilisme pour faire bouger les choses.

Anathalie Jean-Charles

diversité médias multiculturalisme Québec


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